Génitrice

L’illusion génitrice

Il y a dix ans, je posais les premiers mots d’un récit qu’on n’écrit normalement qu’une fois. “Ma mère, cette héroïne” disait ce qu’il fallait dire. Mais ce qu’on croit enterré revient toujours. Voici la suite. Celle que je n’avais pas prévue. Celle que je n’aurais jamais dû avoir à écrire. Depuis, la vie a continué. Et parfois, elle insiste. Ce texte n’est pas un règlement de comptes. C’est un point final. À voix basse.

Je pensais avoir tout dit en 2015. J’avais vidé ma mémoire, couché les faits, déplié les souvenirs, exposé les silences. Mais non. Il restait encore des gestes, des mots, des preuves. Ou plutôt : des rappels cruels.

L’été 2015, justement. Celui qui a tout figé.

Je me souviens que mon fils était chez moi, comme souvent. Son frère et sa sœur devaient arriver quelques jours plus tard pour passer ensemble les vacances. Et moi, malgré tout — malgré déjà une coupure concrète, symbolique, assumée — je prends mon téléphone le jour de l’anniversaire de ma mère. Pas pour elle. Pour qu’il lui souhaite. Juste ça.

Elle lui décroche une réflexion immédiate : « On voit que tu es avec ton père, sinon tu ne m’appellerais jamais. » Puis, touchée sans doute par le geste, elle propose à mon fils de l’emmener avec elle en vacances. En Bretagne, bien sûr. Avec son petit cousin. Elle passe par Paris quelques jours plus tard, c’est pratique, il n’a qu’à venir. La corde habituelle : celle de la récompense déguisée.

Il hésite. Il pèse. Il réfléchit. Il prend une décision en son âme et conscience. Et il dit non. Il me dit : « Elle aurait pu me proposer ça avant. Là, on dirait qu’elle me le propose parce que je l’ai appelée. Comme si c’était une récompense. Et puis je sais ce qui m’attend : garder mon cousin, entendre du mal sur toi, et ne pas profiter de mes frères et sœurs. » Il avait 14 ou 15 ans. Je n’ai rien eu à ajouter. Il avait compris.

Je lui ai tendu le téléphone pour qu’il lui dise lui-même. Elle a tenté de le culpabiliser. C’était déjà trop tard.

En décembre 2019, un message. Sobre. Brut.
« Peux-tu me donner ton adresse ? »

Je fais mine de ne pas savoir qui m’écrit. Elle répond : « C’est maman, il me faut une adresse pour des papiers. »
Je demande lesquels. Elle évoque une assurance. Je demande laquelle, pourquoi. Sa réponse ? Que ce n’est pas la peine de discuter, qu’elle ne va pas perdre son temps. Qu’il s’agit d’une assurance vie. Qu’elle voulait en plus m’envoyer un chèque pour les fêtes. Sous-entendu : tu vois, je pense à vous.

Je réponds. Longuement. Calmement. Définitivement.

Je lui dis que je vais bien, merci de s’en inquiéter — même si elle ne l’a pas fait. Je lui rappelle qu’elle a déjà mon numéro et qu’elle ferait mieux de le garder, puisque je viens de demander à mon fils de ne plus le lui transmettre. Je lui rappelle que ses seules prises de contact sont soit pour annoncer des décès, soit pour demander des documents. Je lui rappelle ce SMS envoyé pour mes 40 ans, seul signe de vie depuis des années.

Je lui explique que pour une assurance vie, elle a déjà tout ce qu’il faut — nom, prénom, date de naissance. L’adresse est facultative. Je refuse de jouer le jeu.

Je termine en lui disant que je n’ai pas besoin de son argent, ni de sa bonne conscience, ni d’être sur un contrat. Et que si elle tient tant à faire un geste, je lui donne un RIB, pour un virement à répartir entre les enfants, anonymement. Mais qu’elle ne compte pas acheter quoi que ce soit.
Elle n’a jamais répondu.

Janvier 2021. Reprise de contact avec ma sœur aînée. Pas à travers ma mère. Pas par manipulation. Elle passe par mon fils, mais avec respect : elle lui demande s’il veut bien me transmettre son souhait de renouer. Et un numéro. Je prends le temps. Et je rappelle. Nous reparlons. Nous reconstruisons. Nous comprenons. Elle aussi a souffert. D’une autre manière. Si moi j’ai des souvenirs douloureux, elle n’en a presque pas. Rien. Le vide. Elle me dit un jour, simplement : « Au moins, toi tu as des souvenirs. Moi, avec elle, je n’en ai pas ». Une phrase qui dit toute l’absence, tout le désintérêt, tout le froid. On n’a pas été maltraités de la même manière, mais on a été abîmés par la même indifférence.

Décembre 2023. Un message, de quelqu’un d’autre. Une femme, la belle-fille de notre ancienne femme de ménage au Maroc. Elle cherche à retrouver ma mère. Elle me contacte via Facebook. Je transmets. Je sors de mon silence. Pas pour elle. Pour cette femme, qui n’a rien à voir avec le passé. Je rédige un message poli, clair, respectueux. Ma mère ne reconnaît pas mon numéro. « C’est qui ? ». Je divulgue mon identité, et ajoute : « L’information est transmise. Pour le reste, tu fais ce que tu veux ».

Je crois que c’est là que tout s’est vraiment arrêté.

Il n’y a plus rien à couper. La corde s’est dissoute d’elle-même. Je n’attends plus rien. Je n’espère plus rien. Je ne nourris ni haine ni pardon. Je vis. Et surtout : je n’ai pas transmis la blessure. Mon fils a fait ses choix. Librement. Mes autres enfants connaissent ma mère de loin, et c’est très bien ainsi.

Je n’ai pas eu de mère. Mais je suis devenu un père.

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