
Mon père ce héros
J’ai écrit ce texte il y a quelques années déjà, un jour d’anniversaire de sa disparition. Depuis, bien des choses ont changé. Comme à l’égard de ma génitrice, je n’éprouve plus de rancoeur ou de colère vis à vis de mon « père ». Je n’éprouve plus rien du tout d’ailleurs. Il me paraissait simplement évident qu’il soit posté ici, pour faire écho à un autre texte publié ici-même il y a quelques jours « Ma mère cette héroïne ».
Il y a d’abord eu le roadtrip en 2018, sur les terres du passé et de ses souvenirs, de ses fantômes parfois. Il y a eu aussi l’approche de l’anniversaire de mon fils aîné, qui fêtait cette fois-ci ses 18 ans. J’ai commencé à lui écrire une nouvelle lettre, que je lui donnerai un jour. Si au départ je me suis demandé ce que je pourrais bien mettre dedans, j’ai rapidement trouvé la réponse à mon interrogation : si je parlais de la fierté que j’ai d’être père, qu’il soit mon fils ? Un bon début je trouve. Et puis est venu la question de l’héritage, de la transmission.
Mais il y a aussi cette date, celle qui précède de 2 jours l’anniversaire de mon fils. Celle du décès de mon « père ». Du coup, puisqu’il est question d’héritage, de transmission, de souvenir, c’est tout naturellement que l’idée de ce billet s’est imposée à mon esprit. Parler de mon père, c’est quelque chose que je n’avais pas forcément faite jusqu’à présent, voire pas du tout.
Pour planter le décor, mon « père» est né au Maroc, d’un père breton garde forestier en poste à Meknès, et d’une mère vosgienne sans profession. Une fois rentré en France, toute la famille s’installe en Bretagne, d’abord dans la forêt du Folgoät, puis à Plouhinec (Finistère). En 1970 il intègre l’école des sous-officiers de l’armée de terre à Saint-Maixent. Première affection : la banlieue lyonnaise. Lorsqu’il rencontre ma mère, c’est un pur hasard. L’un de ses copains de régiment est marié à ma tante, chez qui je suis en nourrice. Il nous prendra tous les deux sous son aile, et nous donnera son nom de famille.
Sorti sergent, il grimpe un à un les échelons et se spécialise dans le génie, et plus particulièrement dans le déminage. En 1989, il part au Pakistan pour une mission de 4 mois former des moudjahidines aux techniques de recherches, d’extraction et de destructions d’engins explosifs, suite au retrait des russes du territoire afghan. Il prend à son retour le commandement de la cellule de déminage de la région militaire strasbourgeoise. Toujours dans ce cadre, il part diriger une cellule de déminage à Sarajevo en 1995, pendant le conflit en ex-Yougoslavie. Il n’en reviendra pas.
Certains m’ont dit à l’époque que mon « père » était un héros, qu’il était mort en héros. Peut-être. Je me souviens qu’à l’époque, quelqu’un que j’avais beaucoup de mal à apprécier m’a dit : « Je ne dis pas que c’est bien fait pour lui, mais ton « père » il connaissait les risques en allant là-bas, non ? S’il n’y était pas allé, ça ne serait pas arrivé ! ». Avant d’ajouter que mon « père » avait sauté sur une mine, que ça n’était pas comme s’il avait été tué par un sniper ou autre. Avant qu’on ne soit plus du tout pote, j’ai cassé la gueule de cet individu. Même si, d’une certaine manière, mon « père » est mort en faisant ce qu’il savait faire de mieux, en faisant son métier, dont il connaissait les risques, amplifiés par le conflit bosniaque, il y a des choses à ne pas dire.
Mort en héros… c’est ce qu’ont dit les médias. C’est ce qu’a dit Mitterand. C’est ce qu’a dit François Léotard. C’est ce qu’ont dit les militaires que j’ai pu croiser aux obsèques, dans un hangar de la base militaire de Villacoublay. Oui, vous avez bien lu : à l’époque, les cérémonies officielles, nationales, dans la cour des Invalides, tout ça, ça n’existait pas. Et puis le conflit bosniaque, ça n’intéressait pas grand monde. Mais qu’est-ce qu’un héros ? Si on se réfère aux définitions basiques du terme, c’est :
- un demi-dieu, un homme célèbre divinisé (dans l’Antiquité) auquel on prête un courage et des exploits remarquables.
- une personne qui se distingue par ses exploits ou un courage extraordinaire (dans le domaine des armes). D’où l’expression « mourir en héros » (synonymes : brave, héroïne).
- un homme digne de gloire par sa force de caractère, son génie, son dévouement.
- le personnage principal d’une œuvre, d’une aventure, d’un film, d’un roman.
Mon « père » est-il donc un héros ? Si on en croit la seconde définition, peut-être. Bien qu’il n’ait fait que son travail, il faut quand même une bonne dose de courage pour ça. Mais de là à dire « mon père ce héros »… c’est un pas que je ne franchirai pas. Car quand un enfant parle de son père comme d’un héros, c’est parce qu’il le voit comme quelqu’un de fort et de courageux. Mais c’est aussi celui qui se démène, se plie en quatre et fait tout pour son enfant, pour qu’il soit bien, pour qu’il soit heureux. Avec le recul, est-ce l’image que j’ai de mon père ? Pas vraiment. Pas du tout. Je ne peux pas me souvenir des premières années, mais dès lors que j’ai eu des souvenirs, ceux que j’ai eus de mon père n’étaient pas jolis, pas positifs. Plutôt sombres. Négatifs. Et violents.
En tant que père aujourd’hui, je sais qu’on essaye de faire du mieux qu’on peut pour élever nos enfants. On veut ce qu’il y a de mieux pour eux, qu’ils ne commettent pas les mêmes erreurs que nous et qu’ils aient la chance que nous n’avons pas eue. C’est dur parfois d’agir dans leur intérêt car ils ne le comprendront que plus tard. Mais je n’ai jamais usé de violence, de négativité avec mes enfants pour agir dans leur intérêt. Je n’ai jamais cherché à les humilier, à les rabaisser, à leur faire perdre confiance en eux. Mon « père » c’était ça : dureté, sévérité, violence, physique et psychologique. On voit où j’en suis aujourd’hui, avec ce putain de manque de confiance en moi, que j’essaye de combattre avec la plus grande des difficultés.
« Chochotte ». C’est le petit nom dont mon « père » m’affublait quand je mettais du parfum, du déodorant. Oh, ça n’était qu’un petit nom parmi d’autres. Dès que je faisais une connerie, j’avais droit à l’un des mots affectueux dont il avait le secret et dont j’ignorais l’origine. Au hasard : « Face de cul », « Trouduc », « Roidec », « Peigne-cul ». Liste non exhaustive, bien évidemment. Je ne compte pas non plus le nombre de raclées que j’ai pu prendre, de ses mains ou de son ceinturon, parfois de ses rangers. Vous comprenez, j’étais l’aîné, il fallait que je montre l’exemple. Quand je vois comment ma sœur, de 3 ans plus jeune que moi, répondait à mon « père » quand il l’engueulait… je me dis que je n’aurais jamais pu dire le quart de ce qu’elle disait, je m’en serais pris une bien avant. Mais le pire, c’est que ça le faisait rire, franchement, de bon cœur.
Il voulait sans doute le meilleur pour moi, mais la manière dont il s’y est pris est loin d’être la meilleure. C’est un peu la vieille école, l’homme dit, la femme et les enfants obéissent, sans discuter. Un exemple ? En 1986, après un séjour de 3 ans au Maroc, nous allons rentrer en France. Je suis en CM2 et je prends des cours d’anglais depuis 2 ans en dehors de l’école. Mon « père » apprend le lieu de sa mutation : Strasbourg. Sous prétexte que nous serons à la frontière avec l’Allemagne, il a décidé qu’au collège je ferai allemand en 1ère langue. « Mais je prends des cours d’anglais, depuis 2 ans, j’adore ça, je me débrouille très bien, je veux faire de l’anglais, moi ». Réponse : « Ce sera allemand, t’as rien à dire ». Résultat : j’ai tellement adoré cette langue que ma meilleure note a du être 5. Et quand en 4ème, la prof d’anglais demande à rencontrer mes parents, non pas parce que ma plus « mauvaise » note était un 15 (le reste du temps c’était 18 ou 20), mais pour leur demander de me laisser venir avec le groupe d’anglais 1ère langue en voyage scolaire, mon « père » qui venait juste de s’asseoir s’est relevé aussitôt et a lâché sèchement « C’est non, au-revoir Madame ».
Au fil des années, l’ambiance au sein du foyer n’a fait qu’empirer. Ma vie n’était déjà pas rose, mais le lendemain de mon 18ème anniversaire, mes parents ont débarqué ensemble dans ma chambre et mon « père » m’a dit froidement : « Tu as 18 ans désormais, on quitte La Réunion cet été, et en rentrant tu as deux possibilités : soit tu te retrouves dehors, soit tu devances la date d’appel au service militaire ». Inutile de vous dire que le choix s’est vite fait. Même là, il ne m’a pas laissé le choix : j’étais attiré par l’aéronavale, il m’a fait intégrer un régiment du génie. La seule véritable discussion… pardon : le seul véritable échange que j’ai pu avoir avec lui, c’était la veille de mon départ pour la métropole. Je venais de travailler un mois, et j’attendais que le patron sorte de réunion pour me remette mon chèque. Dans la voiture, mon père m’a dit « Quand tu seras devant les officiers qui vont t’orienter, dis leur que tu souhaites faire ci, faire ça… ». Avant d’ajouter : « Et t’as plutôt intérêt de faire gaffe à toi : là où tu vas, je connais du monde, donc si tu fais le con je le saurai très vite ». C’est la première fois en 18 ans qu’on se retrouvait véritablement seuls tous les deux, et ce sont les seuls mots qu’il a su me dire.
Il y aurait encore tant à dire, tant à écrire… mais ça ne servira pas à grand chose : le passé restera tel quel et rien ne pourra le changer. Alors aujourd’hui, en ce 22 avril, date d’anniversaire de la mort de mon « père », j’aurai une pensée pour lui, comme chaque année. Mais je ne peux pas avoir d’autres pensées, surtout s’il s’agit de parler de transmission, d’héritage. Le sujet va être rapidement traité : violence physique, verbale, psychologique. Un bien bel héritage, de bien belles valeurs transmises. Mon « père » n’est pas ce héros qu’on pourrait penser. Mais si certains se posent la question, qu’ils soient rassurés : je suis l’entier contraire de mon « père » avec mes enfants. Je n’essaye pas d’être un héros, juste celui de mes enfants, pour qu’ils soient fiers de moi comme je suis fier d’eux, d’être leur père.
